La projection

La projection est l’un des mécanismes psychiques les plus fréquemment associés au profil de la perversion narcissique, souvent décrite comme une stratégie centrale de manipulation et de domination psychologique.

Cet article propose une analyse rigoureuse de ce mécanisme : sa définition clinique, son fonctionnement, son rôle dans les relations interpersonnelles conflictuelles, mais aussi les limites théoriques et scientifiques de l’usage du terme « pervers narcissique ».

Définition psychanalytique de base

La projection est un mécanisme de défense décrit initialement par Sigmund Freud. Elle consiste à attribuer à autrui des pensées, affects, pulsions ou intentions que le sujet ne peut reconnaître comme siennes.

« Le sujet expulse hors de lui des désirs ou affects qu’il refuse de reconnaître en lui-même. »
— Laplanche & Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 1967

La projection n’est pas pathologique en soi. Elle fait partie du fonctionnement psychique ordinaire, notamment dans l’enfance et dans des situations de stress intense. Elle devient problématique lorsqu’elle est massive, rigide et chronique, et qu’elle sert à maintenir une image de soi idéalisée.

Projection et centre identitaire défaillant

Un centre identitaire défaillant désigne un Moi insuffisamment intégré, incapable de maintenir une représentation cohérente, stable et nuancée de soi.
Dans ce contexte, la projection n’est pas un mécanisme isolé mais une conséquence structurale de cette fragilité identitaire.

(Kernberg, 1975 ; Erikson, 1968)

Point critique essentiel

Ces mécanismes ne sont ni spécifiques, ni exclusifs à une figure dite « perverse narcissique ».
Ils caractérisent plus largement des organisations psychiques primitives ou insuffisamment intégrées, observables à des degrés variables selon les individus et les contextes.

Les mécanismes associés

De l’indifférenciation à la projection

  • Indifférenciation :
    Le sujet ne distingue pas clairement ce qui relève de lui et ce qui relève de l’autre (affects, intentions, responsabilité).
    → La projection devient possible car la frontière Moi / Non-Moi est poreuse.

  • Fonction :
    Ce que le sujet ne peut symboliser comme interne est vécu comme externe.

(Klein, 1946 ; Mahler, 1975)

Rôle du déni

  • Déni : refus de reconnaître une réalité psychique interne menaçante (agressivité, dépendance, honte).

  • La projection agit comme prolongement du déni :

    « Ce n’est pas en moi, donc c’est chez l’autre ».

Le déni protège l’image idéalisée de soi ; la projection en assure la cohérence externe.

(Freud, 1924 ; Kernberg, 1984)

Le clivage comme condition structurelle

  • Clivage : séparation rigide entre représentations positives et négatives.

  • Dans un Moi clivé :

    • le « bon » est conservé pour soi,

    • le « mauvais » est expulsé vers l’extérieur par projection.

La projection est donc l’outil relationnel du clivage.

(Kernberg, 1975

L'indifférenciation

Le clivage

Le déni

Centre identitaire défaillant

Narcissisme pathologique et impossibilité d’introspection

Dans les organisations narcissiques pathologiques, la projection remplit une fonction essentielle : protéger le Moi d’un effondrement narcissique.

Les travaux d’Otto Kernberg sur les troubles de la personnalité montrent que certains sujets présentent :

  • une estime de soi fragile, masquée par une façade de supériorité,

  • une intolérance à la honte et à la culpabilité,

  • une incapacité à intégrer des aspects négatifs de soi.

(Kernberg, Borderline Conditions and Pathological Narcissism, 1975)

Dans ce contexte, reconnaître ses propres intentions agressives, manipulatrices ou destructrices serait psychiquement insupportable. La projection devient alors un outil de survie psychique.

La projection comme inversion accusatoire

Chez les personnalités narcissiques sévères, la projection prend souvent la forme d’une inversion accusatoire :

Affect ou intention interneAttribuée à la victimeHostilité« Tu es agressif »Manipulation« Tu me manipules »Mensonge« Tu mens »Manque d’empathie« Tu es froid »

Ce mécanisme est parfois associé à ce que certains auteurs nomment projective identification : le sujet ne se contente pas d’accuser, il agit de manière à provoquer chez l’autre le comportement projeté.

Concept développé par Melanie Klein, puis approfondi par Bion (Learning from Experience, 1962).

Fonction relationnelle de la projection

La projection ne sert pas uniquement à se défendre ; elle a aussi une fonction intersubjective :

  1. Maintien de la domination psychologique
    Celui qui accuse place l’autre en position de justification permanente.

  2. Confusion cognitive chez la victime
    La répétition des accusations peut produire un doute pathologique (gaslighting).

  3. Externalisation du conflit interne
    Le conflit intrapsychique est déplacé dans la relation.

Ces dynamiques sont bien documentées dans la littérature sur les relations abusives, même lorsque le terme « pervers narcissique » n’est pas employé.

(Dutton & Painter, 1993 ; Stark, Coercive Control, 2007)

Limites scientifiques du concept de « pervers narcissique »

Un terme absent des classifications diagnostiques

Le terme n’existe ni dans le DSM-5-TR (APA, 2022) ni dans la CIM-11 (OMS, 2019).
Les diagnostics reconnus incluent :

  • le trouble de la personnalité narcissique,

  • le trouble de la personnalité antisociale,

  • certaines organisations limites avec traits narcissiques.

Le « pervers narcissique » est donc un concept descriptif, non un diagnostic clinique validé.

Risque de simplification morale

Plusieurs chercheurs alertent sur un glissement fréquent :

  • d’une analyse psychopathologique

  • vers une catégorisation morale du mal

Cela comporte deux risques :

  1. Essentialiser l’individu (« il est pervers »)

  2. Éviter l’analyse dynamique des interactions relationnelles

(Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse ?, 2015)

Contre-arguments et mise à l’épreuve du concept

Argument critique majeur

La projection n’est pas spécifique aux personnalités narcissiques.

Elle est observée :

  • dans les troubles anxieux,

  • dans la paranoïa,

  • dans les conflits conjugaux ordinaires,

  • dans les dynamiques groupales et idéologiques.

Attribuer systématiquement la projection à un « pervers narcissique » peut conduire à une sur-interprétation rétrospective des conflits.

Argument épistémologique

Le concept est surtout popularisé par des ouvrages grand public, avec un niveau de preuve hétérogène. La littérature académique privilégie des modèles plus nuancés, dimensionnels et interactionnels.

Ce que la projection permet néanmoins de comprendre

Malgré ses limites, le concept reste cliniquement opérant s’il est utilisé avec prudence :

  • Il éclaire certaines dynamiques d’emprise.

  • Il aide à reconnaître l’injustice projective vécue par certaines victimes.

  • Il permet de restaurer la distinction entre responsabilité et culpabilité.

À condition de ne pas en faire un outil de disqualification totale de l’autre, ni un substitut à l’analyse clinique.

Conclusion

La projection attribuée au « pervers narcissique » correspond à un mécanisme de défense bien identifié, mais souvent sur-interprété.
Une approche rigoureuse impose de :

  • distinguer mécanisme psychique et étiquette populaire,

  • maintenir une lecture clinique et non morale,

  • intégrer la complexité des interactions humaines.

La projection n’explique pas tout, mais elle reste un indicateur précieux lorsqu’elle est répétitive, rigide et associée à une absence de remise en question.

Références principales

  • Freud, S. (1894). Les psychonévroses de défense.

  • Laplanche, J. & Pontalis, J.-B. (1967). Vocabulaire de la psychanalyse. PUF.

  • Kernberg, O. (1975). Borderline Conditions and Pathological Narcissism. Jason Aronson.

  • Klein, M. (1946). Notes on some schizoid mechanisms.

  • Bion, W. R. (1962). Learning from Experience.

  • American Psychiatric Association (2022). DSM-5-TR.

  • Organisation Mondiale de la Santé (2019). CIM-11.

  • Roudinesco, E. (2015). Pourquoi la psychanalyse ?