1. L’émotion comme matrice de l’éthique
L’émotion peut être considérée comme une force primordiale de l’être humain, enracinée dans les structures les plus anciennes de notre cerveau — ce que l’on nomme communément le cerveau reptilien. Elle émerge comme un mécanisme archaïque de survie, orientant nos réactions face au danger, au plaisir, à la perte, au lien. Avant la raison, il y a le ressenti brut, immédiat, souvent méprisé dans nos cultures rationalistes. Pourtant, c’est précisément cette profondeur biologique qui confère aux émotions leur puissance de structuration. Ce sont elles qui donnent naissance à nos valeurs les plus ancrées : amour, justice, dignité, refus de l’humiliation ou de la violence. Loin d’être opposée à la connaissance, l’émotion en est le socle, la matrice vivante à partir de laquelle se forge une conscience éthique authentique. Elle est l’origine des valeurs, des engagements et des refus.
Cette perspective propose une éthique fondée sur une forme de transcendance intérieure, nourrie par les valeurs issues de l’expérience sensible (immanence). Des modèles contemporains tels que la pyramide de Maslow étendue ou le modèle biopsychosocial-spirituel illustrent cette approche intégrative de l’humain, alliant émotions, corps, esprit et valeurs. L’humain n’a plus besoin de se soumettre à des principes extérieurs ou à une autorité transcendante. Il peut puiser en lui, dans la profondeur de ses émotions et de sa conscience, les valeurs qui guideront sa vie.
Plaidoyer pour une société des consciences
2. Un existentialisme ancré dans l’expérience
Cette approche rejoint une forme d’existentialisme émotionnel. L’homme n’a pas de nature fondamentalement prédéfinie : il devient ce qu’il choisit de faire de lui-même. Ce choix n’est pas abstrait : il part de ses blessures, de ses limites, de ses désirs et de ses aspirations.
Cependant, tout le monde ne peut pas accéder à cette liberté. Certains sont enfermés dans des structures psychiques rigides, incapables de se remettre en question. C’est le cas, des personnes atteintes de la perversion narcissique, dont la souffrance interne est détournée vers la destruction de l’autre.
3. Déshumanisation
Le concept d’ombre, développé par Carl Jung, permet de penser ces figures. L’ombre représente la part inconsciente, réprimée ou niée de soi. Chez les pervers narcissiques, cette ombre est projetée vers l’extérieur : l’autre devient le dépotoir de ce qui est insupportable en soi.
Peut-on encore appeler "humain" un être dont la conscience est absente, et la volonté radicalement destructrice ? Une distinction salutaire s’impose : tous les Homo sapiens ne sont pas humains au sens existentiel ou éthique du terme. L’humanité ne se résume pas à l’ADN, mais à la capacité d’éprouver, de reconnaître l’autre, de se relier à sa propre vulnérabilité.
Cette réflexion est renforcée par les analyses psychologiques contemporaines. Ainsi, le psychologue John Gartner a déclaré à l'AFP à propos d'une figures politique moderne :
"Ces genres de dirigeants surgissent tout au long de l'Histoire et ils sont toujours extraordinairement perturbateurs", soulignant que le même diagnostic avait été posé pour des figures aussi sinistres que Hitler, Staline et Mussolini.
"Ce n'est pas qu'il soit aussi mauvais que Hitler ou qu'il soit l'équivalent d'un Hitler" précise Gartner concernant cette figures politique moderne, "mais il a le même diagnostic que Hitler".
Cette remarque éclaire un phénomène plus large que les figures tyranniques du XXe siècle. Le diagnostic en question — celui de perversion narcissique — ne concerne pas uniquement des leaders totalitaires. Il révèle une pathologie du pouvoir qui traverse les sociétés modernes : une structure psychique caractérisée par une absence de conscience morale, une instrumentalisation des autres, et un profond déséquilibre affectif, souvent masqué par un vernis de normalité sociale.
4. Banalité du mal et absence de conscience
Hannah Arendt, dans son analyse du cas Eichmann, a mis en lumière un autre visage du mal : l’homme ordinaire, banal, qui obéit sans penser. Ce mal-là ne vient pas d’une pathologie perverse, mais d’une absence de conscience.
Le danger, ce n’est pas seulement le pervers actif, c’est aussi l’homme ordinaire déconnecté de sa conscience. D’où l’importance, pour chacun et pour le collectif, de cultiver la conscience, le discernement et le dialogue dans toutes les circonstances.
5. Une société en conscience
Il devient essentiel de promouvoir et d'oeuvrer pour une société fondée sur le développement de la conscience : émotionnelle, éthique, réflexive. Il ne s’agit pas de moraliser, mais d’inviter chacun à s’interroger : d’où viennent mes actes ? Suis-je présent à moi-même ? Suis-je libre ou est-ce que j’agi par mes conditionnements ?
Parmi les outils mobilisables : pratiques méditatives, introspection, intelligence émotionnelle, thérapies intégratives.
L’horizon de cette démarche : un humain conscient, incarné et en chemin.
Un Homo sapiens qui aspire à devenir pleinement humain – pour une société globalement plus humaine.


Note scientifique
Les recherches en neurosciences et en psychologie confirment que l’émotion précède la raison dans l’évolution du cerveau. Le système limbique (siège des émotions) est plus ancien que le cortex préfrontal (siège du raisonnement). Selon le neurologue Antonio Damasio, les émotions sont essentielles à la prise de décision et à la construction des valeurs. La psychologie morale contemporaine, notamment les travaux de Jonathan Haidt, montre que les jugements éthiques ont souvent une origine intuitive et émotionnelle, avant d’être rationalisés. L’émotion n’est donc pas un obstacle à la pensée morale, mais son fondement biologique et existentiel.



