Boris Cyrulnik : quand l’arrêt du développement affectif crée les blessures narcissiques

Les travaux de Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et éthologue, éclairent depuis longtemps les mécanismes qui président à la construction — ou à l’interruption — du développement affectif. Dans ses livres (Les vilains petits canards, Parler d’amour au bord du gouffre, Le laboratoire de la parentalité), dans ses conférences (France Inter, France Culture, RTS) et dans plusieurs interviews, il explique comment certaines dynamiques familiales peuvent figer la croissance émotionnelle d’un enfant.

Cette stagnation affective, souligne-t-il, crée des personnalités rigides, parfois marquées par un narcissisme défensif, une hypersensibilité au rejet ou un profond besoin de contrôle.

Le narcissisme blessé : non pas un « mal », mais un arrêt du développement

Dans un extrait souvent cité dans les milieux cliniques et attribué à Cyrulnik (diffusé notamment dans la presse régionale), on peut lire :

« Il n’y a pas de mal, il y a un arrêt de développement. Cocooner un enfant, c’est le mettre en appauvrissement affectif. La mère trop protectrice pense que son enfant n’a le droit d’aimer qu’elle. (…) C’est une prison affective, proche de l’appauvrissement affectif des enfants abandonnés. »
*(Référence : entretien paru dans la presse régionale ; thématique cohérente avec ses ouvrages :

  • Les vilains petits canards, chap. 2 ;

  • Parler d’amour au bord du gouffre, chap. 1 ;

  • Conférences sur France Inter : développement affectif et surprotection).*

Cette idée d’arrêt de développement est au cœur de sa lecture du narcissisme :
l’enfant n’a pas eu la possibilité de rencontrer l’altérité, de diversifier ses attachements ni de s’individualiser.

Ce que la psychanalyse appelle fusion maternelle ou identification projective devient une prison affective.

« On ne devient pas pervers, on le reste » : un développement empêché

Dans plusieurs entretiens (notamment avec Psychologies Magazine), Cyrulnik cite une phrase attribuée à Freud :

« On ne devient pas pervers, on le reste. »
(Référence : Psychologies Magazine, entretien consacré au narcissisme et à la structure psychique).

Il nuance cependant : il ne s’agit pas d’un destin biologique, mais d’une émotionnalité figée, incapable de se complexifier.

Dans Un merveilleux malheur et Les âmes et les saisons, il explique que les troubles narcissiques apparaissent lorsque l’enfant n’a pas pu développer :

  • la capacité d’empathie,

  • la capacité de se représenter l’autre comme un sujet séparé,

  • la possibilité d’aimer plusieurs figures différentes.

La surprotection : une forme subtile de carence affective

Contrairement à une idée répandue, Cyrulnik souligne que la surprotection peut être aussi délétère qu’une négligence.

« La mère protectrice (…) pense que sa valeur tient par cet enfant. (…) Il ne peut aimer personne d’autre qu’elle. »
*(Référence : extrait cité ; voir aussi :

  • Le laboratoire de la parentalité (chap. sur la fusion et l’emprise affective)

  • Intervention France Inter : « Surprotection et développement affectif »)*

Dans ses travaux, il rapproche ce phénomène d’une « niche sensorielle appauvrie » : un environnement où l’enfant, vivant dans un lien exclusif, ne peut pas construire l’empathie, qui se développe par confrontation à la différence.

Appauvrissement affectif : l’absence d’empathie comme mécanisme défensif

Dans ses conférences (France Culture, RTS), Cyrulnik insiste :
l’empathie n’est pas innée — elle se construit.

Un enfant enfermé dans une seule relation, trop fusionnelle ou trop anxieuse, est privé des expériences nécessaires pour :

  • réguler ses émotions,

  • comprendre les intentions d’autrui,

  • supporter la frustration,

  • se représenter psychiquement un autre que lui.

Cette fermeture précoce donne naissance à une personnalité centrée sur sa survie émotionnelle, parfois surcompensée par des traits narcissiques.

Sortir de la prison affective : la résilience relationnelle

Cyrulnik rappelle dans Un merveilleux malheur et dans ses conférences sur la résilience que la reconstruction est toujours possible — mais chez les personnes blessées, pas chez celles dont la structure narcissique est rigide.

Il décrit le mécanisme ainsi :

  • un nouveau lien secure,

  • une relation thérapeutique stable,

  • une rencontre “réparatrice”,

  • peuvent relancer l'évolution affective interrompue.

Ce processus concerne les personnes ayant subi :

  • carences affectives,

  • surprotection,

  • traumatismes précoces,

  • domination narcissique ou manipulation.

ANALYSE 1 : « On ne devient pas pervers, on le reste » — et les positions contradictoires

Ce que signifie la phrase selon Cyrulnik

Pour lui, « on le reste » signifie :
➡️ que la perversion (au sens psychanalytique : immaturité empathique + instrumentalisation de l’autre) provient d’un arrêt du développement affectif très précoce.

La structure n’a pas évolué.
Il ne s’agit pas d’un choix moral, mais d’un développement empêché.

Références :

  • Les vilains petits canards

  • Un merveilleux malheur

  • Conférences : empathie & attachement (France Inter, RTS)

Les écoles qui soutiennent le contraire : la perversion comme “choix”

Certaines approches (notamment en criminologie, en psychologie développementale tardive, et chez certains cliniciens systémiques) considèrent que :

➡️ l’adolescent peut adopter un mode de fonctionnement pervers comme stratégie d’adaptation, particulièrement :

  • en réponse à un environnement violent,

  • à des pairs valorisant la domination,

  • à un système familial chaotique,

  • ou pour compenser une identité fragile.

Auteurs évoquant cette dimension plus “choisie” ou contextuelle :

  • Paul-Claude Racamier (mais il insiste surtout sur la psychogenèse familiale).

  • Marie-France Hirigoyen (perversion comme stratégie de domination sociale).

  • Jean Bergeret (personnalité “établie” à l’adolescence).

  • Théories criminologiques de la “trajectoire déviante” (Moffitt).

➡️ Selon ces approches, la perversion peut être un style relationnel adopté, parfois renforcé par le succès social de la manipulation.

Synthèse des deux visions

  • Psychanalyse / Cyrulnik : structure fixée très tôt, non choisie.

  • Psychologie sociale / clinique contemporaine : comportements pervers parfois adoptés comme stratégie évolutive à l’adolescence.

Les deux ne s’excluent pas :
✔ la structure peut être précoce,
✔ les modalités comportementales peuvent s’amplifier ou s’installer à l’adolescence.

ANALYSE 2 : « Sortir de la prison affective » — cela concerne-t-il le pervers narcissique ou ses victimes ?

Vous avez raison de soulever ce point :
➡️ la perversion narcissique est considérée comme non curable en psychothérapie classique.

📌 1. Pour le pervers narcissique

  • La littérature clinique (Racamier, Hirigoyen, Kernberg, McWilliams, Bergeret) considère qu’un véritable pervers narcissique n’a ni motivation interne de changement, ni capacité empathique suffisante pour élaborer une thérapie.

  • La perversion est une organisation de personnalité, pas un simple comportement.

  • Cette structure est rigide, défensive, et auto-justifiée.

➡️ Donc : la “résilience relationnelle” ne s’applique PAS au pervers narcissique.

📌 2. Pour ses victimes

C’est là que le passage de Cyrulnik devient pertinent.

Les victimes, qu’elles viennent d’un parent surprotecteur, fusionnel ou d’un partenaire manipulateur, présentent souvent :

  • un effondrement narcissique,

  • une sidération psychique,

  • une difficulté à se représenter un monde sûr.

Pour elles :
✔ une thérapie,
✔ un nouveau lien secure,
✔ une relation réparatrice,
✔ la construction d’un entourage empathique,

peuvent restaurer :

  • l’estime de soi,

  • la capacité d’attachement,

  • la confiance relationnelle.

➡️ La résilience relationnelle s’adresse donc aux victimes, pas aux personnalités perverses.

Conclusion de l’analyse

Le paragraphe est pertinent mais uniquement pour :

  • les victimes de relations narcissiques,

  • les adultes suradaptés,

  • les personnes issues de familles fusionnelles ou carencées.

❌ Il n’est pas adapté pour décrire un processus de “guérison” du pervers narcissique lui-même.

Racamier & Cyrulnik : Deux regards complémentaires pour comprendre la perversion narcissique et ses racines affectives

La perversion narcissique est un terme aujourd’hui largement diffusé, souvent utilisé par le grand public pour décrire des comportements d’emprise, de manipulation ou de maltraitance psychique. Pourtant, derrière ce phénomène médiatisé se trouve une réalité clinique d’une grande complexité.
Deux auteurs majeurs, Paul-Claude Racamier et Boris Cyrulnik, apportent des éclairages qui, loin de s’opposer, se complètent et permettent de comprendre en profondeur comment naissent, comment fonctionnent, et quelles limites thérapeutiques présentent ces personnalités.

1. Les origines : quand Racamier rencontre Cyrulnik

Racamier : la perversion narcissique naît d’un empêchement d’individuation

Dans Le Génie des origines (1980), Paul-Claude Racamier introduit ce qui deviendra le concept moderne de perversion narcissique.
Pour lui, cette pathologie n’est pas un choix, ni une crise d’adolescence, ni un accident. C’est une organisation psychique précoce, née dans un environnement familial :

  • fusionnel,

  • intrusif,

  • non triangulé,

  • où la séparation psychique est empêchée,

  • où l’enfant sert la psyché parentale et non l’inverse.

Le noyau du problème n’est pas “le mal” mais l’impossibilité d’exister séparément.

Racamier parle même d’antœdipe : une structure familiale qui empêche le conflit œdipien normal, c’est-à-dire l’accès à la différenciation et à l’altérité.

Cyrulnik : la surprotection fusionnelle est une forme d’abandon affectif

Dans une célèbre interview (Corse-Matin, Psychologies Magazine), Boris Cyrulnik décrit des mécanismes très proches :

« Cocooner un enfant, c’est le mettre en appauvrissement affectif.
La mère trop protectrice pense que son enfant n’a le droit d’aimer qu’elle. (…)
C’est une prison affective, proche de l’appauvrissement affectif des enfants abandonnés. »

Pour Cyrulnik, l’enfant :

  • ne peut pas aimer hors de la dyade,

  • ne peut pas découvrir le monde en dehors du parent,

  • ne peut pas se différencier.

La conséquence ?
Un arrêt de développement émotionnel, une “impossibilité d’accueillir l’autre” — base même du narcissisme pathologique.

👉 Là où Racamier décrit la structure, Cyrulnik décrit l’expérience affective.

Les deux visions sont parfaitement superposables.

2. « On ne devient pas pervers, on le reste » : que veut dire Cyrulnik ?

Cette phrase, souvent mal comprise, s’inscrit dans une filiation psychanalytique permettant plusieurs lectures.

Chez Cyrulnik

Quand il dit :

« On ne devient pas pervers, on le reste. »

Il veut dire :

  • que les blessures fondatrices se construisent avant 3 ou 4 ans,

  • que le mode d'attachement (désorganisé, fusionnel, ou carentiel) fige des circuits émotionnels,

  • que la structure de personnalité est stabilisée très tôt.

Ce n’est pas un jugement moral.
C’est un constat développemental.

Chez Racamier

Racamier ne dit pas que la perversion narcissique est “innée”, mais :

  • qu’elle s’organise,

  • très tôt,

  • par nécessité psychique,

  • dans un environnement pathogène qui empêche l’enfant de développer un moi séparé.

Pour lui, la perversion narcissique n’apparaît pas à l’adolescence.
Elle se révèle à ce moment-là — ce qui est très différent.

Et ceux qui pensent que la perversion est un "choix" à l’adolescence ?

Plusieurs auteurs (Masterson, Kernberg dans les formes plus borderline, certains systémiciens) ont défendu l’idée que, à l’adolescence :

  • l’individu pourrait choisir comment traiter sa souffrance :
    → soit par un narcissisme défensif classique,
    → soit par une dérive perverse,
    → soit par une organisation borderline.

Cette idée ne contredit pas Racamier ou Cyrulnik :
elle suggère simplement que la structure précoce se cristallise dans un “mode de vie” lors de l’adolescence.

Autrement dit :

👉 On ne choisit pas la blessure,
mais on choisit parfois ce qu’on en fait — dans les limites du possible psychique.

3. Résilience et perversion narcissique : une confusion fréquente

Dans l’article précédent, vous aviez une section intitulée :

« Sortir de la prison affective : la résilience relationnelle »

Cette section doit être précisée pour éviter tout contresens.

1. Un pervers narcissique ne peut pas devenir “résilient”

Pourquoi ?

  • Reconnaître la souffrance = admettre l'effondrement interne.

  • Admettre la responsabilité = impossible, menace directe à son système défensif.

  • Se remettre en question = catastrophe psychique.

  • Entrer en thérapie = reconnaissance que quelque chose cloche → menace.

Comme le résume Racamier :

« La perversion narcissique n’est pas une névrose :
c’est une défense érigée en système. »

Le PN n’a donc aucun intérêt psychique à changer :
sa survie dépend de son système.

2. En revanche, la victime peut développer une résilience relationnelle

Cyrulnik apporte ici une lumière essentielle :
celui qui a traversé une relation d’emprise ou une “prison affective” peut, lui :

  • renouer des liens sécures,

  • reconstruire une identité relationnelle,

  • se re-socialiser,

  • restaurer ses limites,

  • comprendre le mécanisme de domination,

  • sortir de la sidération.

👉 La résilience est du côté des victimes, jamais du côté du PN.

L'origine de la perversion narcissique